Sœur Véronique Margron est une voix écoutée des chrétiens, et même au-delà. Cette dominicaine est à la fois une grande intellectuelle et la gestionnaire d’une communauté de religieuses ayant des ramifications dans plusieurs pays d’Afrique, d’Amérique du Sud et d’Asie, notamment. Théologienne, auteur de plusieurs essais à succès et prieure, Véronique Margron est aussi présidente de la Conférence des religieuses et religieux en France (Corref).
En cette Semaine sainte particulière pour les chrétiens et les juifs, les lieux de culte seront, pour la première fois de l’histoire, fermés aux fidèles en raison du confinement. Véronique Margron a accepté de répondre à nos questions depuis la maison mère de sa congrégation, dans le quartier de Montparnasse à Paris, où cette religieuse intrépide, qui ne tient pas en place, est confinée, auprès de « ses » sœurs en Dieu.
Le Point : Comment vivez-vous cette crise exceptionnelle ?
Sœur Véronique Margron : D’abord, je suis habitée par l’inquiétude. Plusieurs de nos frères et de nos sœurs, dans l’ensemble des instituts religieux en France, ont été touchés par le virus ; dans certaines communautés, l’effectif est presque atteint dans sa totalité et nous avons des décès à déplorer. Beaucoup de nos membres dépassent les 80 ans et font donc partie des populations à risque. Dans une communauté religieuse, il est plus facile de se tenir à distance qu’en famille, mais, comme nous vivons tout le temps ensemble, la transmission du virus est aussi plus aisée. Je pense beaucoup à mes sœurs qui vivent en Afrique, en Amérique latine, en Inde… Si nous, en France, notre système hospitalier est débordé, imaginez là-bas les conditions sanitaires !
Mais je suis aussi inquiète de façon plus globale. J’ai été choquée de nombre de discours relayés dans les médias, tenus par des écrivains, des psys, des philosophes et même des religieux parfois, sur un certain confinement de « luxe » qui nous offrirait l’opportunité de nous retrouver nous-mêmes et de nous cultiver tranquillement. Je trouve ces propos indécents dans le contexte qui est le nôtre. Jour et nuit, je suis taraudée par l’inquiétude pour mes sœurs religieuses, mes proches, beaucoup d’autres visages connus, et notre avenir à tous. Je pense qu’il faut consentir à ce sentiment et non pas se réfugier dans une fausse psychologie positive. En ce moment, je n’ai guère envie de positiver ! Ma vie spirituelle me conduit à assumer cette inquiétude, la porter, la rendre active pour d’autres, et surtout à ne pas m’abandonner à une angoisse paralysante. Mais il ne faut pas se voiler la face ! Avec ce confinement, je n’ai pas le sentiment de vivre un temps de retrait. C’est un moment de sédentarité, certes, mais non de recul comme si nous étions dans une longue retraite spirituelle.
Ce qui se donne à entendre, en tout cas, c’est bien, de façon dramatique, le rappel de notre extrême fragilité, de la condition finie de l’humain.
Quel regard spirituel, justement, portez-vous sur ces événements qui bousculent le monde ?
Pour moi qui suis chrétienne et religieuse, je crois que nous vivons un long samedi saint. Le Christ est mort le vendredi, nous disent les Écritures. Ce samedi-là, c’est un long silence qui prévaut ; « le roi dort », comme l’écrit Épiphane dans une grande homélie écrite à la fin du IVe siècle. Dans la tradition, ce samedi symbolise Jésus descendant visiter les enfers pour nous tirer de l’obscurité vers la lumière au dimanche de Pâques : « Il s’en va chercher le premier père, comme la brebis perdue. Il veut aller visiter ceux qui sont assis dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort : Adam le captif, Ève la captive, à qui il va dire, pour les délivrer de leurs douleurs, lui leur Dieu et leur fils : « Réveille-toi, toi qui dors, lève-toi d’entre les morts… » »
Ce temps de pandémie, c’est un long silence qui enveloppe notre humanité. Un temps où il nous faut tenter de demeurer là, présents silencieusement. Ce, d’autant que l’Église catholique est très attachée aux rites, nombreux et magnifiques en cette Semaine sainte. Pour la première fois, les fidèles ne peuvent pas se rassembler. Aujourd’hui, nous sommes tous pauvres. Je crois qu’en ce moment c’est bien le Christ crucifié et descendant dans les ténèbres qui nous rejoint. Pour nous, chrétiens, cette période est un acte de foi. Jésus vient à nous pour partager nos inquiétudes, notre impuissance. Certaines douleurs sont inhumaines, comme pour tous ceux qui ne peuvent même pas accompagner leurs parents en train de mourir… Le silence du samedi saint est un silence douloureux. Les disciples ont vu mourir, impuissants, celui qu’ils aimaient, celui en qui ils croyaient. Alors juste tenter de comprendre pourquoi, relire l’événement et demeurer présents.
Percevez-vous dans l’irruption de ce virus dans la marche du monde un signe qui nous dépasse ?
Je ne sais pas. Comment oser parler de signe quand des vies meurent ainsi ? Dans un combat si inégal. Ce qui se donne à entendre, en tout cas, c’est bien, de façon dramatique, le rappel de notre extrême fragilité, de la condition finie de l’humain. Notre humanité tient à un fil, et peut être anéantie par un virus. Nous avons investi des milliards dans la défense militaire, sans doute le fallait-il, je ne sais pas. Mais aujourd’hui que représentent nos armes sophistiquées face à ce virus ? Comment notre société va-t-elle pouvoir continuer à être démocratique, technoscientifique, assurer la promotion des droits, toutes choses auxquelles nous n’avons aucune raison de renoncer, et avoir une conscience autrement vive de l’extrême précarité de la vie humaine ? Faire du soin d’humanité comme du soin médical et social une priorité. Si nous parvenons à cela, alors, dans ce malheur, nous aurons appris quelque chose.
Nous, chrétiens, croyons en Dieu fait homme, un dieu bien différent alors d’un être tout-puissant. Un dieu du « très bas », comme l’exprime joliment Christian Bobin à propos de François d’Assise… Je pense beaucoup à tout cela ces jours-ci. Il y a quelques semaines encore, nous nous interrogions sur le transhumanisme, l’homme augmenté, et aujourd’hui notre problème principal est le nombre de lits de réanimation, la résistance des soignants, les stocks de curare, de morphine, donc de soins élémentaires pour prendre en charge nos malades. Nos questionnements d’hier reviendront, espérons néanmoins que nos débats seront éclairés à l’aune de la catastrophe que nous sommes en train de vivre.
Le confinement est un état souvent abordé dans la Bible. Quelle en est votre interprétation ?
L’Évangile pourrait se traduire par une injonction : « Sors dehors ! » Sortir, cela signifie nous extraire de nous-mêmes. Notre foi nous pousse continuellement à quitter nos préconçus, l’entre-soi, nos enclos, et, en ce moment, on nous demande de rester chez nous… C’est une tension permanente pour nous. Comment peut-on se « déconfiner » à l’intérieur de soi-même ? Ne pas avoir seulement comme seuls soucis nos cercles affectifs les plus proches – ce qui reste bien légitime, évidemment, mais aussi montrer notre attention aux plus fragiles, connus et inconnus. D’ici et de bien ailleurs. Garder le souci de l’avenir de la terre-mère, de l’avenir de tous. Comment sortir de soi en restant chez soi ? Pour moi, voilà un enjeu spirituel de cette crise.